Apprendre 3.0, la méthode Sadirac

Dans Apprendre 3.0 (2019), Nicolas Sadirac (Epitech, Web@cadémie, 42,) revient sur son expérience de créateur d'écoles en série pour expliquer son prochain projet d'ampleur, 01 Edu System.

En septembre 2019 est sorti le premier livre de Nicolas Sadirac, Apprendre 3.0. Dans le domaine de l’éducation par l’innovation (et vice versa), cet ouvrage fait office de référence. Son auteur, Nicolas Sadirac, a participé à la création de l’Epitech en 1999, de la Web@cadémie en 2010, de 42 en 2013, et de 01 Edu System depuis 2019. 01 Edu System vise 200 ouvertures et 1 million d’étudiants formés en Afrique en 10 ans. Dans ce premier livre, ce lanceur d’écoles en série nous livre un retour d’expérience détaillé sur l’évolution de son style pédagogique depuis ses premiers tâtonnements à l’Epita dans les années 1990.

Pour Nicolas Sadirac, à l’heure de l’intelligence artificielle, le professeur n’a plus sa place dans le rôle de transmission d’information. L’élève est déjà submergé d’informations en ligne et a la possibilité de s’auto-former partiellement à un nombre infini de disciplines avec les MOOC (Massive Open Online Course). Lorsqu’il affirme « enregistrer de l’information, l’absorber et la restituer, comme un robot mais moins vite et moins bien, c’est inutile, dangereux, et cela réduit la créativité », l’auteur d’Apprendre 3.0 grossit bien évidemment le trait pour mettre l’emphase sur la futilité de singer le pouvoir permutationnel de nos ordinateurs. Si tout le monde peut tout apprendre par soi-même et de chez soi aujourd’hui, l’école est-elle vouée à disparaître ?

Gamification de l’apprentissage

Apprendre 3.0 vient bousculer nos perceptions devenues trop rapidement archaïques sur le sujet. En articulant les chapitres autour de l’évolution de sa carrière, l’auteur dresse le profil d’un étudiant du XIXème siècle blasé par l’école. « 42 compte dans ses rangs de nombreux étudiants dont aucun autre établissement n’a voulu […] En créant un contexte exigeant et intense tout en supprimant les repères habituels, nous suscitons un dépassement collectif où l’interaction mutuelle devient essentielle et même la principale source de réussite ».

L’adhésion au projet collectif se fait par une forme de gamification du process éducatif, en recherchant à stimuler le caractère naturellement joueur de l’étudiant. « Les jeux coopératifs introduisent une dimension d’interactions humaines qui, bien que virtuelles, développent des compétences sociales bien réelles ». Le principe du Game Over fait aussi partie intégrante du jeu, sachant que dans la méthode Sadirac, il n’y a pas de tolérance pour les notes sous la moyenne. Selon Maxime Kurkdjian, étudiant de 1996 à 2001 à l’Epita : « dès le premier projet, on est plongé dans un système différent où toute note inférieure à 10 est arrondie à zéro. De nombreux élèves travaillent nuit et jour pendant des semaines sur un projet, et n’obtiennent qu’un zéro ! Le premier contact avec cette pédagogie peut être rude et vécu comme injuste mais cette expérience permet de comprendre qu’un travail n’a de la valeur que s’il est fini. Seul le résultat compte, pas ce qu’on fait pour y arriver ». Cette approche sort les élèves des stratégies de notation classiques et les projette directement dans des scénarios de réalité professionnelle, exactement le genre de scénario recherché par l’étudiant du XIXe siècle, une école transformée en “jeu dont vous êtes le héros”.

Pour redonner à l’étudiant le rôle principal dans ses études, Nicolas Sadirac a changé les règles de l’école en s’inspirant de la Sudbury Valley School créée en 1968 aux États-Unis. L’un des principes fondateurs de cette école est que les enfants doivent avoir des droits démocratiques égaux aux adultes pour devenir des adultes fonctionnels dans un système démocratique. « Être libre (et) se sentir appartenir à un ensemble développe la responsabilité du bien commun et rend chacun acteur du bien-être de ceux qui l’entourent ». Ce paradigme, Nicolas Sadirac l’a adopté dès les années 1990 à Epita, comme en témoigne Maxime Kurkdjian : « On comprend vite, grâce à cet enseignement, qu’il est indispensable de se rapprocher des autres, de partager les enseignements ».

Le plus incroyable dans le récit de Sadirac, c’est qu’il constate très tôt dans le développement de sa pédagogie que les étudiants affichent des scores d’acquisition de connaissances très élevés dès lors que ces connaissances ont été acquises en groupes auto-organisés. Comme l’explique Maxime Kurkdjian « Se casser la tête sur des problèmes avant de nous présenter la solution avec des théories, des concepts, présente une vraie valeur ajoutée et supprime le côté rébarbatif des cours théoriques ». Ces constats empiriques tracent dès lors le fil conducteur de la pédagogie Sadirac : En groupe, on apprend mieux.

La liberté d’apprendre

Après 25 ans de carrière et 20.000 étudiants formés sous ses armes, le projet éducatif de Nicolas Sadirac n’a cessé de se développer en cohérence avec une valeur centrale, la liberté. Cette liberté, il l’a d’abord cultivée en s’adonnant dans les années 1990 au hacking des systèmes informatiques. Cette pratique au bord de la légalité a fait comprendre au créateur d’écoles en série l’importance d’un esprit libre et créatif pour faire évoluer un environnement informatique.

Pour changer les règles de l’école, dès le lancement d’Epitech, Nicolas Sadirac a supprimé la présence obligatoire aux cours (les élèves pouvaient désormais consulter les vidéos de chaque cours), convaincu que cette forme de liberté impose à l’étudiant de trouver un sens réel à chaque cours. Ce choix fondamentalement novateur a pour conséquence de désacraliser le rôle du professeur qui perd alors le pouvoir de focalisation des étudiants sur sa matière. Mickaël Camus, professeur à l’Epitech de 2002 à 2008, explique : « L’objectif n’était pas de leur expliquer comment résoudre le problème, mais de leur donner les outils nécessaires pour qu’ils trouvent eux-mêmes la solution idéale. À l’image de cet adage que j’ai beaucoup répété à mes élèves : “si tu ne l’as pas fait, c’est que tu ne sais pas le faire”. »

Pour illustrer le rôle changeant du professeur et de l’école, Nicolas Sadirac fait plusieurs fois référence à l’univers de la botanique : « Ce que l’école doit favoriser, c’est l’émergence d’une intelligence collective. Dans cette dynamique, l’enseignant  ne doit plus être l’unique détenteur du savoir mais plutôt un facilitateur, un “jardinier de talents”, capable d’amener ses étudiants à sublimer, par le groupe, leurs aptitudes particulières […] Seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin ». Quand le professeur se transforme en coach, l’école elle se transforme en match-maker qui analyse la dynamique psychosociale de chaque étudiant pour le placer au sein de groupes de travail hétérogènes calibrés selon un idéal de dynamique sociale alimentée par la diversité culturelle, « à l’image d’un jardinier qui ne cherche pas à changer la nature des plantes mais plutôt à créer une harmonie permettant à chacune d’entre elles de s’exprimer au mieux en synergie avec les autres. »

À Epita, Sadirac raconte que les étudiants adeptes du hacking étaient devenus plus performants que la majorité des étudiants de l’école. Ils ont formé un club accueillant tous ceux souhaitant développer cette passion commune pour “l’informatique libre”. Ce club porte un nom, le Bocal, et devient rapidement le pôle innovation de l’école : « Une sorte de collectif ultra-efficace s’est mis en place, conduisant à une entraide profonde dans tous les domaines. » Le Bocal devient tellement engagé au sein d’Epita qu’il est chargé par l’école de dispenser des cours (programmation C/Unix) pour compléter le programme. Les premiers séminaires de 2 jours deviennent ensuite 2 semaines complètes de formation intensive aux allures de Bootcamp. Ensuite, lorsque Nicolas Sadirac lance Epitech en 1999, il transforme le concept de Bocal en Piscine, et l’étend à 4 semaines dans le but de rendre ses étudiants immédiatement autonomes et actifs. 

Projets intenses en groupes

En 2013, la Piscine devient le concours d’entrée à 42. Son format est calqué sur le modèle Epitech et 4.000 candidats y participent chaque année. Alicia, qui a participé à la Piscine 42 de septembre 2016, raconte : « Quel drôle d’examen… Chaque jour, nous devions passer une série d’exercices à rendre au plus tard à 23 h 42 précises et corrigés “à la moulinette” : si les programmes et instructions informatiques que nous transformions en résultats n’étaient pas validés, tout tombait à l’eau. La moindre erreur pouvait être fatale sur l’ensemble des résultats d’une journée entière. »

Le bénéfice de ce passage forcé par le travail en groupe intensif est de faire découvrir à l’étudiant le style de l’école, mais aussi de développer plusieurs qualités qui lui seront nécessaires pour la suite de son cursus au sein de l’établissement : développer un sentiment de sécurité avec les autres, d’égalité vis-à-vis du système, et la confiance en soi qui en résulte. En adhérant à cette culture d’apprentissage, l’étudiant est prêt à collaborer avec une multitude de groupes sur une multitude de projets. Robert, étudiant à 1337, une antenne de 42 à Khouribga (Maroc), se rappelle : « Malgré la barrière de la langue et la grande diversité des élèves, comme nous traversons tous les mêmes difficultés et que nous poursuivons le même objectif, un lien très fort se crée entre “piscineux”. On s’est amusé, on a galéré, on a bossé dur et on s’est amélioré chaque jour. Nous sommes devenus comme une famille. »

L’entraide constitue l’élément phare de l’épanouissement social des étudiants des écoles Sadirac. Le lien à l’autre, Nicolas Sadirac l’a profondément étudié pour élargir le champ des possibles. À l’Epitech, lorsqu’il se rapproche de l’association Zup de Co et envoie des élèves bénévoles discuter avec les collégiens en échec scolaire dans les zones défavorisées, il se rend alors compte que les résultats de ces étudiants socialement volontaires augmentent soudainement. Cela le mène à mettre en place un module de coaching solidaire à Epitech (reconnu par le rectorat), et surtout à faire de l’ouverture à l’autre un moteur de sa dynamique pédagogique. « Une fois libérés de l’emprise théorique du cursus puis des cours et en grande partie des professeurs, les jeunes deviennent autonomes et acteurs de leur réussite. La Web@cadémie a démontré que notre méthode n’impliquait ni de posséder des connaissances académiques, ni de venir des “beaux quartiers” pour réussir, mais bien d’être passionné, persévérant, et d’avoir du talent et de la capacité à co-créer. »

Sans appeler la méthode Sadirac une cure, elle constitue certainement un recentrage efficace de l’individu dans son rapport à l’autre et au monde. Le témoignage de Didine, 30 ans et ancien élève de la Web@cadémie, en dit long sur les effets concrets de la méthode Sadirac : « À l’occasion d’une de mes sorties de prison, j’ai eu la chance de rencontrer le président de Colombbus. […] Il m’a proposé de suivre une vraie formation et de rentrer à la Web@cadémie, en février 2012. […] Cette formation, en plus de m’avoir sauvé d’un mauvais itinéraire et d’avoir fait de moi un salarié heureux, m’a surtout appris une chose essentielle : seul, on ne fait pas grand-chose, ce sont les aventures humaines à plusieurs qui nous font avancer. »

Nicolas Sadirac, Apprendre 3.0, ed. First, septembre 2019, ISBN 978-2412047996