Le Bad Art ou l’anti-valeur de l’art

Le Bad Art est l'anti-art par définition, et n'existe que dans l'ignorance la plus complète de l'art tel qu'il s'est institutionnalisé.

Si il est plutôt difficile de donner une définition exacte d’une bonne œuvre d’art, il semble beaucoup plus simple d’expliquer ce qui ne constitue pas une bonne œuvre d’art (d’où le métier de critique d’art). Selon les conventions établies, une mauvaise œuvre d’art révèle un manque complet de maîtrise des techniques de l’art en question (peinture, photographie, filmographie, …), un manque de connaissance/compréhension de la part de l’artiste, un sujet sans intérêt, et une impression générale que l’œuvre observée n’a aucune valeur. En d’autres termes, la Bad Art traduit un niveau de mauvais goût tel qu’il ne peut se transcender en une forme de bon goût, même sous l’effet d’une mode ou via la loupe déformante de la critique la plus tordue.

Du coup, de nombreuses œuvres peuvent entrer dans cette catégorie : Dessins d’enfants, graffitis inscrits à la volée, tâches de café, … Il y a de fortes chances pour qu’il existe sur terre beaucoup plus de mauvaises œuvres d’art que de bonnes.

Malgré ce constat, depuis plusieurs décennies, un nouveau mouvement artistique émerge en s’adossant à cette aptitude humaine à produire des œuvres d’art repoussantes, le Bad Art. Le Bad Art se distingue du kitsch, car ce dernier souligne un effort articulé et éduqué de la part de l’artiste à caricaturer le banal, alors que le Bad Art est une forme primitive de mauvaise exécution, voir d’accident. Le Bad Art s’assimile plus au Naive Art.

Un facteur essentiel distingue le Bad Art des autres mouvements artistiques : Son prix. Si une œuvre de Bad Art dépasse les 5-10 euros à la vente, alors ce n’est pas du Bad Art, car l’œuvre a alors suscité suffisamment d’intérêt pour avoir une valeur artistique et monétaire. Le Bad Art est anti-mercantile par essence, il ne peut pas déclencher un système de sur-enchèrisation car il n’en vaut pas la peine. En ce sens, son existence provoque un conondrum dans le monde de l’art car des maisons de vente aux enchères telles que Christie’s ne pourront jamais proposer de telles œuvres à la vente. Le Bad Art est confiné à la médiocrité de manière sine qua none.

En 1978, le New Museum of Contemporary Art de New York avait organisé l’exposition « Bad Painting » dans laquelle plusieurs artistes avaient volontairement défié les lois du bel art pour produire des œuvres repoussantes. Cette approche, bien que divertissante, ne peut pas s’assimiler à du Bad Art car l’intention de créer du mauvais art émane d’une connaissance et d’une maîtrise de l’art qui sont bafouées pour créer un contre-message. L’approche iconoclaste est intentionnelle et non accidentelle.

Le mouvement du Bad Art a officiellement commencé à prendre forme à Boston dans les années 1990, lorsque l’antiquaire Scott Wilson trouva une toile dans la rue et la rapporta chez lui pour ne conserver que le cadre. Ses amis virent la toile et trouvèrent le mauvais goût tellement fascinant que l’œuvre – Lucy in the Field with Flowers – fut finalement conservée et constitua le début d’une grande collection. Le Museum of Bad Art (MOBA) fut créé au milieu des années 1990 dans le but d’institutionnaliser le mauvais art dans toute sa splendeur.

Lucy in the Field with Flowers – collection MOBA

Le musée est lui-même un parti-pris dans le contre-pied artistique assumé (son slogan étant « art too bad to be ignored« ). Les lieux d’exposition sont des caves de cinéma, des couloirs adjacents aux toilettes de certains lieux publics, des car-washs, … Comme le répète souvent les professionnels du marketing aux États-Unis, « location, location, location« , cad le contexte géographique contribue à la valeur suggérée du produit.

En 1996, la toile Eileen de l’artiste R. Angelo Le et exposée dans le MOBA a été volée. Le musée a alors proposé une récompense de $6,50 si le voleur restituait la toile, une offre restée sans suite. Dix ans plus tard, le voleur a repris contact avec le musée en proposant de restituer Eileen en échange de $5 000. Le musée a refusé l’offre mais le voleur a tout de même restitué la toile. Une autre œuvre fut volée du musée en 2004, et le voleur réclama $10 pour sa restitution, une somme qui ne lui a jamais été consentie. Pour ironiser sur la valeur de ses œuvres, le musée à fait installer une fausse caméra de surveillance dans ses locaux, avec l’avertissement « attention, cette galerie est protégée par une fausse caméra de surveillance ». Une œuvre de Bad Art a fait l’objet d’une enchère sur eBay en 2009. Le prix de départ a initialement été fixé à $10 000, mais l’heureux acquéreur de l’œuvre l’a acquis pour la modique somme de $150 (un prix déjà élevé pour une oeuvre de Bad Art).

Tout ces événements exemplifient l’anti-mercantilisme intrinsèque du Bad Art, qui devient la dangereuse bête noire de l’art contemporain et surenchéri.

En Australie, inspirée par le MOBA, Helen Round a créé au milieu des années 1990 le Museum of Particularly Bad Art (MOBPA). Dans la même veine que le MOBA, mais à échelle réduite, le MOBPA est consacré à la médiocrité artistique dans toute sa splendeur. Selon les propos de sa fondatrice, toutes les pièces exposées « sont merdiques » et « si une oeuvre a une quelconque valeur, alors elle n’a pas de place dans le musée », avouant ne jamais payer plus de $2 pour l’acquisition d’une œuvre.

Logo du Museum of Particularly Bad Art

Le MOBPA organise chaque année le Itchiball Prize, un concours de l’œuvre la plus Bad Art qui soit. Toute personne – mauvais artiste ou propriétaire de mauvaises toiles – ont le droit d’y participer. Le pire du pire est alors à l’honneur.

Le film de 2019 Bad Art tente lui de mettre un peu de contexte autour de ce phénomène. Sans grande prétention au niveau de la production, le film est une dissertation sur le mauvais art et parfois sa sublimation en « bon art ». Son réalisateur inscrit la réflexion du Bad Art dans la philosophie contemporaine qualifiée de « post-vérité » dans lequel toutes les notions de bon et de mauvais sont devenues relatives et jaugées selon l’appréhension de l’observateur, lui-même devenu fondamentalement libre de qualifier les choses selon sa propre volonté individuelle.

De fait, le Bad Art est probablement le mouvement artistique le plus intrigant qui soit car le monde de la critique artistique ne peut pas se le réapproprier. Dès qu’un bon sentiment y est associé, alors l’œuvre examinée cesse d’appartenir au mouvement du Bad Art pour entrer dans le monde institutionnaliser de l’art. L’artiste David Shrigley est un exemple de faux Bad Art, son œuvre ayant trouvé une place dans le monde de l’art.